Le présent n'est que le futur passé...
10 Février 2014
Je suis le voyageur malade, je hante le hall des gares à l´heure des parisiens hagards, je m’évanouis à bon escient dans les wagons bondés. Je choisi mon heure, je suis pervers et futé, je suis le voyageur malade. J'attends mon heure, tapis dans un recoin, assis, je vais vomir sur vos souliers, dégueuler sur la banquette. Je suis là pour vous pourrir la vie, vous faire rater un rdv, vous empoisonner votre journée, vous dégoûter de venir à Paris. Je suis le voyageur malade, la star de la RATP, la personne la plus souvent citée sur les panneaux d'affichage. Je suis anonyme mais adulé, craint mais si souvent le sujet de raillerie métropolitaine.
Je suis le voyageur malade, jamais rencontré et pourtant si présent, jamais croisé et si vivant. J'anime le réseau de mes pervers anomalies génétiques, de mes fantaisistes débordements. Je suis hypocondriaque toute la journée, choisissant au hasard le lieu de mon forfait, le plus gênant, le plus déroutant. Je suis là, j'attends, l'heure propice de mon crime, quand il y le plus de monde à bloquer, le plus de monde à emmerder. Je suis là, choisissant le meilleur moment, celui de la ruée, pour une crise d’épilepsie bien imitée. Je suis connu des touristes Chinois et Japonais, qui découvre la vétusté et le cynisme de la RATP.
Je suis le voyageur malade, l'excuse favorite de la RATP qui sur ses 14 lignes, égraine avec ponctualité mes ingénieux forfaits. Je n'ai pas toujours existé, il fut un temps ou ce réseau était la fierté des parisiens, envié du monde entier. Non avant je n'aurai pas été traité avec ménagement, on m'aurait sorti, viré, extirpé de ma rame Sprague, pour ne pas ralentir le trafic, pour ne pas gêner les passagers. Mais ça c'était avant, avant de rationaliser et ISO formater la communication voyageur. C'était avant quand la RATP respectait encore un peu ses voyageurs, c'était avant l'invention du ReR A B C et D. C’était avant, lorsqu'il y avait encore des agents en station.
Je suis le voyageur malade, la plus belle invention de la RATP depuis une dizaine d'année. Un toussotement de ma part, une poitrine oppressée, un crachotement bien choisi, et voici le trafic englué pour une bonne partie de la matinée, assurant ainsi une pause méritée. Je suis la valeur refuge, lorsque le chef de station ne sait plus quoi inventer comme excuse pour justifier, un retard, une grève du zèle, une engueulade, un congé intempestif, il fait appel à moi. Je suis toujours là, disponible, fragile, à la santé précaire pour immobiliser durant quelques heures toute cette belle mécanique désuète et tremblante. Je suis le voyageur malade, qui répond toujours présent pour dégrader chaque année, les chiffres de la ponctualité.
Je suis le voyageur malade, chouchouté et serviable, qui au gré des besoins, se déplace dans Paris et sa périphérie. Une offre nouvelle et économique, bientôt exportable sur les Métros de la planète. Je suis le voyageur malade, le fruit de le démarche qualité implanté à la RATP, l'enfant de la norme ISO, le sujet de sa majesté Qualité. Je suis le voyageur malade, qui m'en vais vous expliquer pourquoi je surgis à l'improviste des écrans sur les quais, dans les stations et les wagons, vous bloquant, vous énervant, pour la plus grande satisfaction de mes parents.
En 1994, la RATP lance une démarche qualité afin de répondre aux attentes de ses clients. En effet le passage de régie en EPIC, fait passer le passager du métro, de simple usager, en client privilégié. C'est une nouveauté, « le but de cette démarche est de placer le client au centre des préoccupations, de l’opérateur au PDG, et d’offrir une vision commune et cohérente des priorités voulues de la qualité de service ». Sur le papier tout ceci est magnifique et limpide, c'est l'ADN de ma naissance, le creuset de ma maladie.
Maintenant il faut agir et penser client... Mais cela coûte cher, très cher, de changer ses habitudes et de rendre un service fiable et efficace. Des codes, des normes et des exigences sont mises en place et des standards de régularité sont énoncés. Pour le Métro un niveau d’exigence est institué: avec un taux de 97% (95% pour le ReR) de régularité. Un seuil d'inacceptabilité est même institué si le voyageur attend le métro plus de 15 minutes. Idem pour le ReR. Ainsi « La ligne A termine l’année avec un résultat de 83.8% (Ponctualité Voyageurs) en indicateur commun SNCF / RATP » c'est digne de la Roumanie de Nicolae Ceaușescu...
Autant dire que ces chiffres, vu l'état de vétusté de certains matériels, sont rapidement inaccessibles. Surtout que la norme ISO 9000 impose une réponse aux dysfonctionnements du service. « Lorsque le service est inacceptable ou dégradé, les actions pour le traitement de la gêne client sont immédiates et prioritaires. » Ainsi, il faut en priorité « réparer le client » en informant les voyageurs pour les aider à poursuivre leur voyage, « réparer le problème » en agissant pour la remise en service la plus rapide de la panne et éviter que le dysfonctionnement se répète en prenant en compte ce qui s’est passé et en évitant la réapparition du problème. » Voici donc ce discours officiel, qui doit « réparer le client » et « réparer le problème ». Seulement voilà « réparer le problème » coûte cher, très cher, trop cher, alors que « réparer le client » en l'informant ne coûte rien.
C'est là que j'entre en scène, que je viens au secours de ce bel édifice théorique. Je suis le voyageur malade, entassé, étouffé, groggy, j'ai ma crise cardiaque. Un passager bien intentionné, m'aide, demande de l’assistance, et comme dans les séries télés demande s'il y a un médecin à bord. Comme il n'y en a pas, il fini par tirer le signal d'alarme, m'abandonnant ainsi au seul conducteur, lui même abandonné à son triste sort. Seule solution, appeler les secours terrestres, qui comme chacun sait n'ont rien à faire de leur journée. Et voici votre rame immobilisée, pour une bonne partie de la matinée, avec derrière elle, son chapelet de wagons bondés, où je me prépare déjà à jouer au Voyageur malade. Déjà mon nom s'affiche sur tous les écrans, dans toutes les stations, comme un salut pour mon chef d'exploitation. La norme est respectée, le touriste Japonais intrigué, la secrétaire excédée, l'étudiant retardataire soulagé, mais le « client est réparé » à peu de frais.
Je suis le voyageur malade, mais je ne suis pas seul, je voyage également avec une galerie de portraits digne des meilleures œuvres surréalistes. Les traditionnels et inombrables « incidents techniques » sont largement dépassés par de nouvelles excuses, toutes plus poétiques les unes que les autres. Notons « le colis suspect », qui en période hivernale fait un tabac. La « forte densité de circulation » qui me laisse pantois, et que dire de cette phrase énigmatique « Un nombre important de matériel roulant arrêté en atelier de maintenance, nous contraint à supprimer des trains ». « En répercussion d'un animal sur les voies » reste mon favori, battu récemment par « Suite à la découverte d'un corps ». Et puis au sommet de notre chaine de l'évolution, il y a « l'accident grave de voyageur », la seule cause non désirée qui force notre respect.
Pourtant me direz vous, la norme ISO 9000 prévoit également de « réparer le problème » ? de prévoir un plan B, des équipes de secours mobiles, du personnel en station formé aux premiers secours, des voies de contournement, des agents d'informations, du matériel récent, des messages en Anglais pour les touristes etc etc etc. Oui la norme ISO prévoit tout cela, mais « tout cela » coûte affreusement cher, que seul le Métro Chinois peut s'offrir. Le client est informé « réparé » mais jamais la cause du problème. Alors je vais encore vivre longtemps dans le métro parisien, je vais faire mon voyageur malade pour de nombreuses années encore, mon meilleur rôle, offrant ainsi aux voyageurs excédés un moment de grâce. Alors la prochaine fois, vous penserez à moi. Je suis le voyageur malade, je hante le hall des gares à l´heure des parisiens hagards...